A History of violence | Les Inrocks (2024)

Sous une apparente facture classique, le dix-septième long métrage de David Cronenberg est une magistrale déconstruction du cinéma américain.

Dans une scène mémorable de Bowling for Columbine, Michael Moore, en visite au Canada, ouvrait une quinzaine de portes et s’extasiait devant la quiétude de ce peuple, qui ne se barricadait pas chez soi ­ à des années-lumière, donc, de la parano sécuritaire étatsunienne. La démonstration valait ce qu’elle valait et on pouvait s’amuser surtout à y lire un autoportrait involontaire du cinéaste en ce qu’il a toujours été ­ un enfonceur de portes ouvertes. C’est en tout cas un Canadien qui vient contrarier aujourd’hui cette confiance un peu naïve accordée aux portes ouvertes. Le premier plan de A History of Violence, un travelling latéral balayant la façade d’un motel, le dit sans ambiguïté : ce n’est pas parce qu’une porte est laissée ouverte qu’il n’y a rien à cacher à l’intérieur. Passé le seuil, les cadavres s’amoncellent.

Le premier mouvement de A History of Violence fait de cette formule, ce-n’est-pas-parce-que, une véritable clé réthorique. Ce n’est pas parce que les deux tueurs taciturnes en marche vers la paisible petite ville sont introduits comme les grands méchants du récit qu’ils ne vont pas être évacués dès la seconde bobine. Ce n’est pas parce que le montage parallèle entre leur arrivée et la vie quotidienne sereine d’une famille de parfaits Américains moyens trace une ligne de partage attendue entre bourreaux et victimes que celle-ci ne va pas subitement se déplacer. Ce n’est pas parce qu’un père de famille répond à sa petite fille, qui hurle au sortir d’un cauchemar, qu’il n’y a aucun monstre dans la pièce qu’il n’en est pas un lui-même, de la plus redoutable espèce. Et ce n’est pas parce que A History of Violence vise un public plus large sur le marché américain que les derniers films de Cronenberg qu’on n’y verra pas toutes sortes d’images impensables dans le tout-venant du thriller hollywoodien. Ici, les parents modèles se font des 69 après avoir couché les enfants, les petites filles sont abattues froidement et les scènes d’action ne comportent aucun effet de stylisation usuel (effets numériques, explosions, dilatation des durées, prime au spectaculaire) mais sont accomplies au contraire avec la dextérité d’un tour de magie sèchement exécuté.

A History of Violence est donc un éblouissant exercice de relecture critique du cinéma américain, d’autant plus retors et subversif que sa facture paraît linéaire et classique. Cette torsion des images de l’Amérique n’a évidemment pas une simple visée formelle. Les contenus idéologiques sont déconstruits du même coup par ce brillant Meccano sarcastique. C’est le mal comme menace externe, ce préalable au fondement même de la fiction américaine, qui se retrouve ici retourné comme une crêpe au profit d’une morale du ver dans le fruit, qu’il est aisé de lire comme une critique acerbe de la représentation du monde à l’œuvre derrière la politique étrangère du gouvernement américain actuel.

A la base, «a history of violence» est une expression figée qui signifie qu’un individu a déjà des antécédents judiciaires. Mais dans le film, l’histoire du titre, c’est aussi la grande histoire, celle d’une nation et des mythes qu’elle se raconte, celle qui consiste à dénuder des mécanismes à l’œuvre et les rapporte toujours à leur origine. Mais la violence, c’est aussi des histoires (à savoir des récits), et peut-être même toute histoire. Il ne faut pas compter sur Cronenberg pour théoriser la violence comme forme suprême du mal. Deux scènes de sexe scandent le film. Dans la première, l’épouse se déguise en pom-pom girl pour exciter son mari. Dans la seconde, un coît brutal dans la cage d’escalier, elle est prise d’un violent désir pour son mari envisagé pourtant comme un dangereux tueur. La sexualité est un jeu de déguisem*nt et de masques, une petite histoire qu’on se raconte, faite de déplacements et de projections. Et la violence, une composante incontournable du désir.

Pourtant, dans sa furie déconstructrice, le film échappe à la menace parodique en laissant volontairement un angle mort qui est aussi son point sensible. Il s’agit de l’explication, systématiquement éludée, de la bascule de Joey (tueur) en Tom (père de famille). La violence pour lui, c’est un enchaînement mécanique de gestes, une pure technique. Chacun autour de lui s’efforce d’arrimer cette compétence à une histoire, un roman familial dont on n’échappe pas : son frère qui ne lui pardonne pas sa mue, son épouse et son fils qui ne lui pardonnent pas son passé. Personne ne croit à sa petite révolution schizophrénique. Sauf le film, qui en prend acte sans vouloir l’expliquer. A cette bascule, il suffit de croire par principe ou, plus précisément, sur la seule foi d’un beau visage ­ la pure face du merveilleux Viggo Mortensen. Dans cet étrange miroir de tête, plus changeant qu’un ciel d’automne, chacun ne semble jamais lire en reflet que son propre degré de bonté ou de sadisme. Ouvrir toutes les portes mais rester bloqué sur l’énigme d’un unique vis-à-vis, telle est la façon über-magistrale, choisie par Cronenberg, pour réécrire l’histoire de la violence sans surtout y apporter le mot de la fin.

Jean Marc Lalanne et Patrice Blouin

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Author: Aracelis Kilback

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